La Cicatrice Intérieure

« La quasi-totalité des gens de l'âge de mon père vont au cinéma parce que cela leur permet de s'identifier et par conséquent de se retrouver piégés et comprendre, ou au contraire de se trouver délivrés par une démarche qu'ils n'auraient pas fonction de faire, et il y a donc une dénonciation politique à faire à ce niveau sur le spectaculaire. Alors que les gens de ma génération avouent y aller pour planer, c'est-à-dire par sensation. »    

Philippe GARREL.

Il n'y aurait donc pas de malédiction définitive ? Philippe Garrel enfin découvert par le public Parisien, c'était inespéré. Un tout petit public, au demeurant, puisque La Cicatrice Intérieure n'a été présentée au cinéma « La Pagode » qu'entre vingt heures trente et minuit, temps privilégié de la « culture » quand l'intellectuel sort et que le bourgeois rentre. C'est tout de même un premier pas vers la reconnaissance du chef de file du « jeune cinéma » (lequel est suivi clopin-clopant par Ivan Lagrange, Jacques Robiolles), d'autant qu'on annonce la sortie prochaine de Marie pour Mémoire, couronné à Hyères en 1967.

A vingt-quatre ans, Philippe Garrel a déjà réalisé six longs métrages (les autres sont : Anémone, Le Révélateur, La Concentration, Le Lit de la Vierge) soutenu par la commission d'avances sur recettes qui ne l'a jamais abandonné malgré ses insuccès (euphémisme) commerciaux.

Le cinéma est mort, vive le cinéma. Sourdement, c'est la réflexion qu'inspire un film de Philippe Garrel. Vive le cinéma qui n'est pas une phrase vide mais un hurlement silencieux, qui n'est pas aliénation de l'esprit mais libération des sens, qui n'est pas une déjection mais injection. Maudit était Philippe Garrel, béni soit-il qui redonne à l'art cinématographique sa langue privilégiée : la poésie !

Surtout ne pas tomber dans le piège de raconter, d'expliquer, d'interpréter. Il n'y a pas plus d'une vingtaine de plans-séquences dans La Cicatrice Intérieure, et les longs, longs, longs travellings latéraux semblent suivre l'interminable durée du rêve, lui-même rendu par une durée cinématographique qui empêche effectivement toute possibilité d'identification à une action totalement destructurée.

Car il n'y a pas d'histoire au sens ordinaire du terme. Garrel a entrepris une rupture absolue avec le récit, il a tué le discours. Le spectateur doit seulement se laisser porter par la beauté incandescente des images, se soumettre à leur force charnelle, à leur fouillis de symboles — objets volants non identifiés — , se recueillir dans le silence musical, rarement coupé par des phrases d'autant plus incompréhensibles qu'elles sont dites dans des langues étrangères. Cela s'adresse aux sens, non à la réflexion. Refus de l'intelligence discursive : il nous faut « planer ».

Planer dans les déserts semés de feux comme ces paysages qu'on imagine au premier jour du monde. Contempler en rêveur éveillé ces collines d'ailleurs d'où jaillissent des cascades immenses, se remplir l'oeil de ces glaces irréelles qui ressemblent au satin et où joue un enfant lové. Et cet homme nu à cheval avec un arc, et cette femme — qui est-elle ? — seraient-ce les phantasmes de la création adolescente ? Mais, encore une fois, ne pas interpréter : entre Mallarmé, Nerval, Lautréamont, l'irréalité formelle se mue en de longues processions d'images comme des sillons de feu.

On pense parfois à Jean Vigo à cause de cette respiration commune de la folie, ressentie mais non démontrée et à laquelle se heurte notre imbécile rationalisme cartésien. Quelque part, bien sûr, il y a une incommunication. Garrel peut bien dire : « Je pense que dans mes films, il y a des moments qui sont muets aujourd'hui et qui seront décryptés lorsqu'on aura trouvé un mot pour les qualifier », il demeure le sentiment de l'artiste enfermé dans sa tour d'ivoire, laquelle peut s'appeler drogue ou autre pseudo-paradis.

Mais il restera toujours la musique, une musique intime, indéchiffrable. Garrel semble avoir fait naître au cinéma un nouveau sens presque tactile ; le désespoir. Là où la jeunesse se brise au monde infernal des adultes. Laissons Rimbaud de côté mais, tout de même, alors que la poésie n'en finit pas de « foutre le camp » et le rêve de se déliter, voici qu'apparaît, peut-être en météore, un homme qui a assez de cœur et de tripe pour filmer ses phantasmes et les filmer comme il les vit, les « donner à voir » comme on a rarement vu. Garrel est peut-être un fou dans ce monde qui crève de fausse sagesse, de bonheur cocufié, mais se laisser aller à cette folie pendant une heure, c'est avoir, au fond, comme un éclair de lucidité.

Patrick SERY

LA CICATRICE INTERIEURE
FRANCE (1971)
SCENARIO ET REALISATION : Philippe Garrel.
MUSIQUE : Nico.
INTERPRETATION : Pierre Clémenti, Nico.
COULEUR — 1 heure.

Cinéma 72 No 165 1972-04-00:

Détails: La Cicatrice Intérieure:
Cinéma 72

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